Arbres étranges de la Forêt de la Grande Chartreuse (Isère)

La Grande Chartreuse a reçu le label Forêt d’Exception en 2015, un titre prestigieux décerné à seulement sept massifs forestiers en France.

Mais qu’a-t-elle de vraiment si exceptionnel pour mériter ce label ?
Bien sûr, l’immensité des sapins force l’émerveillement, le silence est envoûtant et le côté sauvage qui s’en dégage fascinant… mais finalement, tout comme de nombreux autres massifs alpins !
Pourtant, en parcourant ce lieu chargé de mémoire et d’histoire, on ressent une atmosphère d’une grande sérénité et dans les zones qui sont dédiées au silence (proximité du monastère oblige), le calme est presque trop pesant.
C’est dans cette ambiance particulière que j’ai remarqué un comportement étrange des arbres de ce massif.
Curieusement, les arbres de la Grande Chartreuse semblent s’acharner à vouloir conquérir à tout prix les rochers. On est face à un comportement limite obsessionnel ! Mais là où cela devient vraiment étrange, c’est qu’ils ne s’attaquent pas à n’importe quelle zone rocheuse, uniquement aux gros blocs descendus tout droit des cimes et venus s’échouer dans l’étage forestier… comme s’ils ne supportaient pas cette intrusion minérale dans leur monde végétal.
Vraiment bizarre… et vous découvrirez dans les exemples suivants, que différentes espèces parviennent même à s’associer entre elles pour arriver à leur fin : immobiliser durablement le rocher au sol !

Le Massif de la Chartreuse est réputé pour ses redoutables éboulis de pierres. D’ailleurs, le premier monastère de la Grande Chartreuse, créé par Maître Bruno et ses compagnons, a été totalement détruit par un terrible éboulement en 1132. L’emplacement du monastère d’origine est parsemé de gros blocs qui ont dévalé depuis les Cols de Bovinant et de la Ruchère. On imagine aisément la catastrophe qui a dû se produire…
Après une telle tragédie, il n’était pas pensable de reconstruire un monastère au même endroit. Les moines ont choisi alors une zone plus sûre deux kilomètres en aval pour établir leur nouveau monastère, c’est celui que l’on connait aujourd’hui.
La forêt quant à elle, tout aussi meurtrie par ces avalanches régulières, a choisi une autre stratégie. Pas question d’abandonner ce fond de vallon ! Bien au contraire, depuis des centaines d’années (des milliers peut-être), les arbres partent à l’assaut de ces blocs rocheux pour les immobiliser sous leurs racines afin de conserver leur territoire. Le spectacle est étonnant !

Près de la chapelle St Bruno et en remontant les pentes du Col de Bovinant, tous les blocs rocheux sont pris d’assaut par des colonies d’épicéas et de sapins. Ces deux espèces semblent avoir développé une véritable stratégie pour parvenir à tenir en équilibre sur leur piédestal.
Remarquez sur les photos suivantes que les racines ne cherchent pas le chemin le plus direct pour atteindre le sol, mais longent le rocher vers le côté amont pour mieux s’accrocher à la pente. Elles ne se risquent pas à descendre la face aval du rocher, ce qui provoquerait à coup sûr la chute fatale de la tige.

Un autre exemple de conquête de rocher mérite d’être observé de plus près.
Cette fois-ci, le rocher a fini sa course folle au milieu d’une petite clairière. Allez savoir pourquoi, aucun arbre ne s’est installé dans cette trouée alors que quatre arbres sont allés se percher sur le rocher ! Ce qui donne l’image d’une île au milieu d’un océan d’adénostyle. Fabuleux, non ?
Et le plus étonnant est l’organisation de l’espace sur ce rocher.
Depuis plusieurs dizaines d’années, les quatre arbres (deux épicéas et deux sycomores) se sont positionnés exactement aux quatre extrémités du rocher, pour ne pas se gêner et pour englober rapidement toute cette masse minérale indésirable.
En revanche, leurs racines se mêlent entre elles sans aucune gêne pour descendre le rocher par le même chemin et s’ancrer au sol… encore une fois du côté amont.
Pour la petite histoire, ce rocher se trouve au lieu-dit du « Pas du Loup ». Lors de mon passage, une odeur épouvantable, pestilentielle, se répandait autour du rocher. Je n’ai pas tardé à découvrir une brebis éventrée par un loup et dans un état de décomposition avancée qui gisait au pied du bloc (je vous fais grâce de la photo pour ne pas heurter la sensibilité de certains lecteurs). Comme quoi, la toponymie des lieux a souvent un fond de vérité… à moins que le loup sachant lire, ait suivi l’itinéraire « Pas du Loup » sur sa carte pour passer la montagne 😉

On pourrait s’attarder encore longuement devant des cas de conquêtes végétales surprenantes sur ce versant de la Chartreuse. Il en est un dernier que je souhaite vous présenter car il illustre une situation vraiment inhabituelle et reflète bien tout le talent des végétaux à faire face à un obstacle gênant.
Encore une fois, l’objectif est de conquérir un petit bloc rocheux indésirable. Mais cette fois-ci, deux espèces, un hêtre et un érable se sont associés dans cette mission périlleuse dont l’issue aurait pu s’avérer fatale. La surface du bloc étant trop petite pour les accueillir ensemble, les deux arbres n’ont pas trouvé d’autres solutions que de fusionner leurs deux tiges dans une double spirale pour parvenir à tenir en équilibre.
Quel bel effort collectif pour lutter contre l’invasion minérale !

A l’heure où l’on découvre à peine les fabuleuses ingéniosités des végétaux à conquérir tous types d’environnement, n’est-on pas encore une fois face un exemple évident d’intelligence végétale ?

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9 réflexions sur « Arbres étranges de la Forêt de la Grande Chartreuse (Isère) »

  1. en effet fascinantes associations d’arbres pour lutter contre les rochers.
    Mais je me pose une question : ces arbres ont quel âge à peu près ? en comptant très large on va dire moins d’un siècle non ?
    Et ces rochers ont roulé jusque là il y a bien plus longtemps que ça non ? Plusieurs siècles pour certains sûrement !
    Alors pourquoi les arbres ont-ils attendu si longtemps pour les « coloniser » ?
    Et si des générations d’arbres s’étaient succédé au fil du temps pour habiter ces rochers on en trouverait des vestiges non ?
    hêtre ou ne pas hêtre telle est la question qui hantera la fin de vos vacances 😉

    • Salut Pat’ !
      je n’ai pas la réponse à toutes tes questions, certaines font parti des grands mystères de la Chartreuse 😉

      Je pense qu’il faut voir cette forêt avec une autre échelle de temps, non pas celle de la vie d’un arbre mais plutôt de la succession de nombreuses générations d’arbres pour arriver à un tel résultat.
      Les éboulis rocheux le long des falaises calcaires du Massif de Chartreuse existent depuis des milliers (des millions…) d’années. Il est certainement impossible de dater précisément la période d’éboulement de ces gros blocs rocheux. Et pour parvenir aux arbres à s’installer convenablement dessus, il a certainement fallu une longue succession de colonisateurs. Des générations de graines ont du tenter de germer sur ces rochers et constituer à force une base d’humus rendant ainsi les conditions de plus en plus favorables à l’installation des prochaines générations.
      Les arbres présents sur ces rochers sont probablement l’aboutissement d’une longue dynamique de colonisation.
      Mais ce n’est que mon avis, il serait intéressant d’avoir aussi celui d’autres lecteurs 🙂

  2. Pour les amoureux des arbres désireux d’en savoir plus sur l’intelligence des plantes, je recommande l’excellent livre de Jacques Tassin, chercheur au CNRS, au titre évocateur : A quoi pensent les plantes ? (octobre 2016 – Odile Jacob)
    L’auteur dresse un état des lieux des connaissances scientifiques autour de l’arbre et nous fait découvrir leur vie secrète. Un livre vraiment très intéressant que j’ai dévoré cet été !

  3. Salut Mickaël,

    merci pour l’info, je le mets en haut de ma liste des prochains livres à dévorer 🙂 Ils en parlaient d’ailleurs dans le Hors série de Sciences et Avenir du printemps dernier.
    https://www.sciencesetavenir.fr/nature-environnement/plantes-et-vegetaux/hors-serie-de-sciences-et-avenir-la-vie-secrete-des-plantes_111960

    Peut-être que Jacques Tassin s’intéressera aux comportements étranges des arbres perchés de Chartreuse dans un prochain ouvrage 😉

  4. Bonjour
    il est tout simplement possible que des graines aient germé à un moment où les rochers étaient moins apparents et plus enfouis dans l’humus . L’érosion décape l’humus et les arbres restent perchés si ils ont eu le temps de développer un système racinaire jusque dans la terre.
    Il y a le même genre de phénomène dans certaines forêts primaires américaines de conifères. On y trouve des arbres parfaitement alignés. On a longtemps gambergé là dessus mais l’explication est simple. Un grand arbre tombe. Ses voisins émettent des graines comme d’habitude. Celles qui tombent et germent sur le tronc abattu ont plus de facilité à pousser car elles sont situées en hauteur et échappent à la concurrence des herbes que la chute de l’arbre a favorisées (effet de clairière). Le tronc se décompose en produisant de l’humus qui favorise aussi la pousse des jeunes. Quand le tronc disparaît, les arbres restent et poussent bien alignés.

    Louis

    • Bonjour Louis,
      dans le même genre dans nos forêts de montagne, les épicéas et sapins adorent germer sur les souches en décomposition de leurs ancêtres. Certaines souches étant parfois hautes, lorsqu’elles sont totalement décomposées, les jeunes arbres se retrouvent alors perchés sur des échasses (leurs racines) au-dessus du sol.
      Un spectacle étrange et rigolo 🙂

      • Bonjour Castor

        Effectivement on peut penser que les graines qui germent sur des rochers moussus sont avantagées pour la lumière. Celles qui survivent grâce à des racines plus « malines » qui trouvent la route du vrai sol, restent et font ces beaux arbres singuliers. Pour celles qui sont aux quatre coins du caillou, c’est parce que cette situation en périphérie était sans doute la meilleure.

        louis

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