la Covagne de Corniens, Thollon, Haute-Savoie

L’épicéa est l’essence dominante dans le Chablais, loin devant le sapin blanc, le hêtre ou le chêne, et forme fréquemment des peuplements purs appelés pessières. L’espèce représente même 45 %[1] de la surface forestière du département, c’est dire si les paysages haut-savoyards sont marqués par l’épicéa!

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Formes étranges, association avec la roche, beaux arbres (…) ne sont pas inhabituels. Mais au-delà de l’aspect esthétique il est, je trouve, bien difficile de rencontrer des épicéas remarquables.

L’exploitation forestière pourrait, à la limite, expliquer la rareté des très grands individus. Ces arbres élancés au tronc rectiligne étant coupés, pour des raisons de rentabilité, avant d’atteindre des hauteurs record [2].
Les arbres situés en terrain accidenté ou en alpage, peu élevés, aux formes souvent biscornues, inexploitables, ont eux tout loisir de vieillir à l’abri de la hache.

Mais alors, pourquoi les vieux et gros individus se font-ils si rares?

En termes de dimensions l’épicéa peut franchir les 5 mètres de circonférence, exceptionnellement 6 mètres [3]. Il est cependant peu fréquent de voir des arbres dépasser le mètre de diamètre, et carrément rare d’en croiser au-delà de 4 mètres de tour.
Quant à la longévité l’espèce peut atteindre les 400 ans, voire 500 ans [4]. Toutefois la plupart des épicéas ne semble pas dépasser deux siècles.

Cette faible longévité, comparée à d’autres essences résineuses du moins, suffirait-elle à expliquer cette anomalie statistique?

Une plus grande sensibilité aux attaques de parasites [5], aux champignons, aux coups de vent (enracinement superficiel) seraient-elles des raisons plus à même d’expliquer cette singularité?

Je ne saurais conclure à ce sujet, je constate simplement la rareté des épicéas remarquables comparée à d’autres espèces forestières.*

Malgré cela je ne désespère pas et à chaque nouvelle randonnée en montagne je garde le secret espoir de découvrir La perle, le champion, le roi des épicéas.

 

covagne-de-corniens-02-tristanLe mois dernier je me rendais au-dessus de Thollon-les-mémises, à l’extrême nord-est du département, non loin de la frontière Suisse. J’avais initialement choisi cette destination pour le superbe panorama sur le Léman qui devait récompenser notre expédition, c’était sans compter sur la météo: temps couvert, humide, brumeux. Toutefois, j’avais bien pris soin d’opter pour un secteur intéressant du point de vue de mes prospections. Le côté forestier et sauvage de l’itinéraire retenu était prometteur.

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La dernière section du trajet pour atteindre le pic Blanchard, boisée, aux allures de forêt primaire drapée d’un voile de brume, était particulièrement plaisante, mais aucune découverte particulière. J’allais donc revenir bredouille quand au retour, au niveau du chalet de Corniens, au bénéfice d’une éclaircie momentanée, j’aperçois un arbre qui m’intrigue. De loin et avec une visibilité médiocre j’ai d’abord cru à un gros sapin (l’aspect général différait des épicéas alentour, en particulier au niveau des extrémités émoussées des rameaux sur les 2/3 de la hauteur qui, visuellement, tenaient plus du chou-fleur que de la draperie pendante habituelle chez l’épicéa) et j’étais excité à l’idée de découvrir un vieux Gogant.

L’approche réservait deux surprises: l’arbre était bien plus gros qu’imaginé et surtout il ne s’agissait pas d’un Sapin, mais d’un Épicéa!

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C’est toutefois au pied du colosse que j’ai réellement pris la mesure de la découverte! Je tenais ma perle!

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Comment décrire cette trouvaille?
Un arbre à l’allure bizarre, impressionnant, peu élevé, mais à la base énorme, évasée. Le tronc est un peu concave en aval, côté sud. En surplomb de cette cavité émerge une grosse branche en forme de trompe bifide. L’aspect de l’ensemble est étrange. Sous un certain angle l’imagination fait apparaître le faciès grotesque et inquiétant d’un monstre ligneux, oeil torve, bouche grande ouverte, prête à avaler le promeneur imprudent venu s’abriter au creux de son tronc.

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Pas de doute, il s’agit d’une découverte extraordinaire!

Cet arbre correspond à ce que l’on appelait des Covagnes (issu, semble-t-il du patois Covagné [6]) : de vieux et gros épicéas d’alpage aux formes noueuses, à l’opposée des épicéas élancés et rectilignes de pessière. Ce terme patois semble concerner principalement le Jura franco-suisse, cependant on retrouve covagne et ses dérivés dans plusieurs noms de lieux haut-savoyards (la Covagne, les Covagnes, bois des Covagnes, Covagnet, Covagny, le Covagnin), ce qui prouve son usage dans notre département.

Côté chiffres notre épicéa affiche un tour de taille exceptionnel de 5,45 m! [7]

Pour ce qui est de son âge difficile à dire, je suis loin de maîtriser le sujet ; mais en comparant diverses données disponibles sur Picea abies je pense qu’un minimum de 250 ans est tout à fait crédible.

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Le houppier est dense et l’état sanitaire semble tout à fait correct. Pas de dégâts apparents ni de traces de pourriture. Toutefois je n’ai pas bien pris le temps d’observer, car quand je suis accompagné je me sens toujours obligé d’écourter la rencontre pour ne pas ennuyer mon entourage (au final j’ai oublié d’évaluer la hauteur, je n’ai pris aucune note, et n’ai récolté qu’une poignée de photos. C’est bien dommage).

Un arbre qu’il me faudra retourner voir, c’est certain (enfin, si je trouve le temps), sans oublier de fouiller les environs…

 

Localisation: cliquez ici
GPS: N46° 22.894′ E6° 45.827′
Altitude: 1403 m
Accès: relativement facile > environ 2h de marche allez-retour depuis le lieu-dit chez Jacquier, après Thollon-les-Mémises (dénivelé env 400m, route forestière).

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*Avis aux reporters. Je serais ravi de connaître votre opinion sur la question: Constatez-vous, de votre côté, cette rareté? Auriez-vous d’autres éléments à apporter au dossier?

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Notes:
1) Source: RDG 73-74
2) Si les épicéas semblent se faire rares au-delà de 40 mètres l’espèce peut atteindre 50 mètres de haut. Record Français autour des 55 m dans les Vosges (voir ici). Record absolu détenu, pour l’instant, par un arbre Slovène: 62,26 m en 2012 (voir ici). Lieutaghi évoque un arbre qui aurait atteint les 68 m.
3) Voir par exemple cet arbre de 6,71m de tour dans les Balkans.
4) Exception faite des arbres clonaux, au développement très particulier. Il faudrait alors parler d’Old Tjikko, un épicéa scandinave de presque 10 000 ans au compteur, fichtre!
5) Je pense aux ravages du Bostryche, un insecte dont la larve creuse de denses réseaux de galeries sous l’écorces, ce qui finit par bloquer la circulation de la sève, entrainant la mort de l’arbre. L’infestation peut être massive et engendrer d’énormes et laides trouées dans le paysage.
6) Selon André Pégorier, spécialiste de la toponymie, Covagné signifierait simplement «vieux sapin », sans préciser toutefois s’il s’agit du sapin vrai (Abies alba) ou de l’épicéa (Picea abies).
7) Mesuré à 1m30 côté amont, juste sous la trompe en aval.

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8 réflexions sur « la Covagne de Corniens, Thollon, Haute-Savoie »

  1. Salut Tristan,
    Pour répondre à ta question, peut être qu’une des raisons pour laquelle tu ne trouves pas d’épicéas de plus de 200 ans est tout simplement à rechercher du côté de l’histoire des forêts savoyardes. Les principaux boisements montagnards sont intervenus après la loi de 1860 sur la restauration et la conservation des terrains en montagne (RTM). Cela ne fait donc que 160 ans que sont intervenus les principaux boisements d’épicéas en montagne.

    On retrouve la même histoire pour le bocage qui est une formation moderne 🙂
    Voir l’article sur le hêtre de Ploubezre http://lestetardsarboricoles.fr/wordpress/2015/01/22/hetre-bocager-ploubezre-cotes-darmor/

    A bientôt

    • Merci pour ta remarque.
      Piste très intéressante (Je ne connaissais pas cette politique de restauration des Terrains de Montagne). Peut-être cela suffit-il, effectivement, à expliquer cette rareté en plaine où en pessières artificielles.
      Est-ce pour autant déterminant pour l’ensemble des épicéas français, à fortiori dans des secteurs où l’espèce est spontanément présente et abondante comme dans les préalpes du Nord? D’ailleurs cette abondance est-elle récente? Quid du reste de l’Europe (où l’on constate aussi cette rareté en épicéas remarquables. cf inventaires: Suisse, Italie, Allemagne, etc)? Quelle était la nature des boisements au moyen-âge (ou avant)? Les besoins en bois et en pâturage ont-ils eu raison, ces derniers siècles, de la quasi-totalité des épicéas? Autant de questions auxquelles je ne saurais répondre.
      Si tu as des documents/infos/ref biblio à ce sujet je suis preneur, j’aimerais bien approfondir le sujet.

      À propos du Chablais je viens de me souvenir d’un texte de 1887 (« la culture forestière dans la région du Chablais » – Auguste Gazin):

      « Si l’on respectait les forêts de protections ou bois barrés, les déboisements partout ailleurs prenaient des proportions inquiétantes pour l’intérêt public (…) il en fut de même sous les diverses législations jusqu’en 1860. En effet, les lettres patentes du 15 octobre 1822 qui, à la suite des dévastations de la période révolutionnaire, placèrent tous les bois sous la surveillance de l’Administration publique et créèrent des inspecteurs forestiers, … »

      Peut-être un autre élément du puzzle…

  2. Ta quête du Graal a enfin payé!
    Outre son tour de taille exceptionnel, la présence de cette énorme branche basse lui donne toute sont originalité, il me rappel certains séquoias de parcs qui ont de par leur situation isolée développé de grosses charpentières basses.

    J’ai vu que tu planchais sur de mystérieux projets K et S, j’ai hâte d’en connaitre la teneur!

    • Nombreux sont les arbres aux formes étranges, mais bien plus rares, je trouve, ceux qui ont un « visage ». Ici on a affaire à un vrai personnage de conte fantastique! Un plus indéniable en terme de remarquabilité.

      Concernant mes projets S et L:
      Le projet « S » concerne un inventaire qu’on m’a demandé pour un secteur particulier. Je suis loin d’avoir bouclé ma mission et ne suis pour l’instant pas tout à fait satisfait du résultat. Je préfère attendre d’avoir poussé davantage mes prospections pour en parler.
      Quant au projet L il s’agit d’un d’ouvrage collectif sur les Arbres Remarquables du département. Je ne suis pas certain de pouvoir en parler donc dans le doute je m’abstiens. Mais ça avance bien: sortie prévue au printemps 2016 🙂

  3. Un excellent article !!! j’adore 🙂 et la trouvaille est monumentale !!!
    Je le classe dans le Top 3 des Arbres 2015 présentés sur le blog 🙂 🙂 🙂

    Tristan, tu as réussi à très bien synthétiser tout le mystère qui plane autour de ces vieux épicéas si rares dans les Alpes du Nord. L’explication n’est pas évidente et peut-être le résultat d’une combinaison de plusieurs facteurs.
    Comme tu dis, c’est une espèce qui pourrait atteindre les 500 ans et pourtant je crois que je n’en ai jamais vu dépasser les 200 ans.
    Il faudrait peut-être tenir compte aussi de sa grande sensibilité au fomès (pourriture au coeur) qui réduit fortement son espérance de vie dans nos pessières d’altitude.

    Génial cette appellation « Covagne » pour désigner un épicéa « gogant », je n’en avait jamais entendu parler. Tu as raison, l’étude de la toponymie devrait t’orienter vers de nouvelles pistes… dans des zones surement bien escarpées 😉
    La (le ?) Covagne que tu nous présente est fabuleux et repousse toutes les références que l’on avait sur cette espèce en France. J’étais fier de mon épicéa président en Belledonne :
    http://lestetardsarboricoles.fr/wordpress/2014/11/19/lepicea-president-st-martin-duriage-isere/
    mais on entre dans un autre monde avec le tien. C’est l’épicéa « forestier » contre l’épicéa « champêtre » ou plutôt des alpages…

    • Merci pour ton soutien et tes conseils toujours très pertinents.

      Il y a bien longtemps que je n’avais pas fait une telle découverte. C’est (re-)motivant et je trépigne d’impatience de pouvoir visiter tous ces lieux à fort potentiel en Covagnes (pour le genre: c’est « une » Covagne).

      En passant, c’est ta façon de nommer les arbres qui m’a inspiré ici. Je n’avais jamais vraiment réfléchi à la question auparavant, mais maintenant ça me parait crucial. Le « Platane trois doigts » est un nom qu’on retient facilement, alors que le Platane de Perpignan c’est un peu vague et plus sujet à l’oubli. « Covagne de Corniens » ça sonne mieux que « l’épicéa de Thollon » du coup.
      L’idée de Damien d’appeler un arbre du nom du propriétaire est aussi très intéressante: je me souviens parfaitement de son article sur le « Chêne Mahé », par contre je serais incapable de le re-situer géographiquement…

      Je n’avais jamais entendu parler du Fomès alors je suis allé voir. Dingue, je ne pensais pas que soit possible une transmission par simple contact racinaire! (Pour moi les champignons de ce type n’apparaissaient que sur les blessures. J’imagine donc les ravages en pessière!)

  4. Très belle trouvaille, que cette vieille branche d’altitude !!
    Pour être singulier, il l’est.

    Je te comprends clairement quand tu évoques le fait de procéder aux mesures et à l’observation de façon plutôt rapide, quand on est accompagné.
    Je me souviens, être resté des dizaines de minutes à tourner dans les parages d’arbres, pour complètement obtenir les photos, mesures et diverses observations et tout bonnement profiter de l’instant.

    • Ouf je me sens moins seul!
      J’aimerais retourner voir tous ces arbres et prendre le temps, comme tu dis, de profiter de l’instant. Mais le temps file tellement vite! Et tous ces arbres merveilleux à voir et à revoir, il faudrait plusieurs vies…

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